Que reste-t-il de nos voyages ? - Passeggiate - Randonner hors des sentiers battus

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Que reste-t-il de nos voyages ?

Carnets de voyage
A Passeggiate, nous sommes quelques-uns à randonner depuis plus de dix ans avec Naturaliter, notre partenaire calabrais. Plus d’une vingtaine de randonnées à notre actif, en Calabre d’abord, puis dans toute l’Italie du sud. Que reste-t-il de ces voyages ? Des images et des souvenirs, certes, mais pas seulement, des impressions aussi, et surtout des émotions persistantes, certaines encore vives. Car une semaine de randonnée avec Naturaliter nous apporte davantage qu’un simple voyage touristique. C’est une immersion dans la culture locale, de belles rencontres avec les habitants. C’est participer à une fête de village quand l’occasion se présente, découvrir les nombreuses expériences associatives qui fleurissent dans le sud de l’Italie, encore considéré de nos jours comme un pays sous-développé, le très controversé Mezzogiorno, à multiples facettes.
 
En réalité, le terme Mezzogiorno désigne l’ensemble des régions du sud de l’Italie autant péninsulaires qu’insulaires, caractérisées par un développement économique moindre par rapport au reste du pays, une faible productivité et un taux de chômage élevé, ainsi que par une culture et une sociologie particulières du fait d’une insuffisance institutionnelle suppléée par la mafia. Cette définition recouvre cependant des disparités importantes, chaque région ayant une évolution propre. Ainsi, la Sardaigne, la Basilicate, les Abruzzes et le Molise ont connu ces dernières années un essor économique plus important que d'autres régions méridionales. Quant à l’emprise de la mafia, elle est plus ou moins circonscrite à des territoires spécifiques : deux provinces de Campanie (Caserte et Naples), le sud de la Calabre, la Sicile (six provinces sur neuf, notamment celle de Palerme) et, dans une moindre mesure, les Pouilles. Le fort taux de chômage dont souffre le Mezzogiorno de manière endémique favorise une économie souterraine, la corruption et l'infiltration mafieuse de toute la société.
 
En avril 2016, alors que nous randonnions en Sicile dans la région des Monts Sicani, nos amis guides avaient prévu une journée pour la visite de la coopérative Libera Terra e Centopassi suivie de celle du Mémorial de Portella della Ginestra qu’ils tenaient beaucoup à nous faire connaître en raison de son importance historique.
 
Libera Terra et Centopassi
Libera Terra et Centopassi font partie du réseau Libera. Associazioni, nomi e numeri contro le mafie, actif à l’échelle nationale depuis 1995. Fondé par le prêtre don Luigi Ciotti et le magistrat Giancarlo Caselli, le mouvement Libera a pour mission d’inciter la société civile à combattre la mafia et à promouvoir la justice et la légalité. Il fédère aujourd’hui 1600 collectivités locales, associations, coopératives, groupes et écoles investis dans l’élaboration d’une synergie politico-culturelle de lutte contre la mafia et le crime organisé, et la diffusion de cette nouvelle culture de la responsabilité sociale. Ce vaste mouvement est né progressivement, en réaction à la violence inhérente aux activités mafieuses. Au début, une poignée d’hommes et de femmes seulement osaient s’opposer à la mafia.
 
Certains y ont laissé leur vie, tels Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, Carlo Alberto dalla Chiesa, pour n’en citer que quelques-uns, tous assassinés par des membres de Cosa Nostra. Puis, peu à peu, au sein de la population, la peur et la résignation ont laissé place à la colère, puis à la détermination, et enfin, à la fierté d’avoir accompli un acte de courage et de résistance. C’est ce que nous avons ressenti en écoutant l’émouvant récit de la jeune femme qui nous a fait visiter la coopérative viticole Centopassi et l’agritourisme Portella della Ginestra. Les efforts considérables réalisés jusqu’à présent ont contribué au vote de la loi autorisant l’utilisation sociale des biens confisqués à la mafia. Libera s’attache aussi à développer des projets d’éducation à la légalité démocratique, de lutte contre la corruption, des stages de formation anti-mafia et diverses autres activités connexes. Libera est une association reconnue d’utilité publique.
 
Libera Terra en Sicile
La mission de Libera Terra en Sicile est de faire fructifier de très belles terres confisquées à la mafia en les confiant à des coopératives autonomes, autogérées et durables, capables de produire des biens de qualité dans le respect de l’environnement et des populations locales. Ainsi a été créé un cercle vertueux fondé sur la légalité et la justice sociale qui a permis aux habitants de retrouver leur dignité en travaillant honnêtement. Les coopératives agricoles du réseau Libera Terra font partie d’un plus vaste consortium, Libera Terra Mediterraneo, chargé d’administrer les coopératives, de suivre la transformation des produits agricoles et d’assurer la commercialisation des produits finis dans un souci constant de recherche de l’excellence. Libera Terra produit, entre autres, des vins, des pâtes, des légumes, de l’huile d’olive, du miel, des conserves et du limoncello, tous issus de l’agriculture biologique. Centopassi est l’appellation des vins de Libera Terra.
 
Centopassi
 
Pourquoi ce nom ? Centopassi, i cento passi, les cent pas, c’est la distance en nombre de pas qui sépare la maison de la famille Impastato de celle du chef de la mafia locale, Gaetano Badalamenti, dans le village de Cinisi, non loin de Palerme. 
 
Le 9 mai 1978, Giuseppe Impastato, dit Peppino, jeune journaliste et poète sicilien, d’obédience communiste, est assassiné par un homme de main de Cosa Nostra pour s’être opposé aux activités de la mafia locale. Né d’une famille de mafieux, Peppino a pris dès l’adolescence une part de plus en plus active dans la lutte contre Cosa Nostra. Après la mort de son père dans des circonstances troubles, n’étant plus protégé, il est éliminé par la mafia en partie à cause de ses propos dénonciateurs sur Radio Aut, une radio libre autofinancée qu’il avait fondée en 1976. Marco Tullio Giordano en a fait un film, sorti en 2000 et récompensé par de multiples prix. L’appellation Centopassi est un vrai symbole, celui de la résistance et de l’opiniâtreté des premiers Siciliens qui ont combattu la mafia, puis de toute une population.
 
Cento Passi verso il Futuro, tel est le slogan de campagne de Domenico Lucano, réélu maire de Riace fin mai 2014. Comme un défi lancé à la ‘ndrangheta, la mafia calabraise, "ces cent pas vers le futur" symbolisent l’immense travail accompli par les villageois qui ont accueilli plus de six mille réfugiés depuis 1998. Aujourd’hui, Riace qui se dépeuplait compte près de deux mille habitants dont un quart est constitué de réfugiés provenant de divers pays d’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient. Des emplois ont été créés dans l’agriculture et les services d’entretien, et les métiers artisanaux (céramique, tissage, broderie) ont été ranimés. Bel exemple de solidarité !
Aujourd’hui, le domaine viticole et la cave coopérative Centopassi font la fierté des employés qui y travaillent et nous y accueillent avec générosité. Notre visite s’est prolongée par celle de l’agritourisme Portella della Ginestra où nous avons dégusté des spécialités locales. Même accueil chaleureux dans cette ferme du XVIIIème siècle reprise à Cosa Nostra, sise dans la réserve naturelle de Serre della Pizzuta, non loin de la plaine du massacre de 1947.
Portella della Ginestra : le massacre du 1er mai 1947
 
Le 1er mai 1947, à Piana degli Albanesi, en Sicile occidentale, dans la Province de Palerme, environ deux mille ouvriers des villages voisins, agricoles pour la plupart, se réunissent à Portella della Ginestra pour manifester contre le latifundisme et fêter la victoire inattendue, dix jours auparavant, du Bloc du Peuple (Blocco del Popolo) à l’Assemblée Régionale Sicilienne. Le Bloc du peuple, surnom du Front Démocratique Populaire, est une coalition entre le Parti Communiste Italien et le Parti Socialiste Italien. La fête se déroule sur une plaine entourée des monts Kumeta, Maja et Pelavet (massif de la Pizzuta). Tout à coup, du mont Pelavet, plusieurs rafales de mitraillette retentissent au milieu des chants et des danses. La fusillade dure un bon quart d’heure. Quinze minutes, une éternité. Onze morts gisent sur le sol, sept adultes, tous jeunes, et quatre enfants, et une trentaine de blessés graves dont trois périront des suites de leurs blessures. Les responsables de cet attentat sont les membres d’une bande criminelle et mafieuse de séparatistes siciliens menée par Salvatore Giulano. Le mois suivant, d’autres attentats à la mitraillette et à la bombe visent le siège du PCI de différentes localités siciliennes. Les motifs et intentions réels du massacre sont encore de nos jours l’objet de controverses. Diverses hypothèses divisent les historiens : complot de la mafia sicilienne et des forces politiques anti-communistes, peut-être soutenues par les services de renseignement américains, ou aboutissement des luttes ouvrières pour les droits fonciers et la réforme agraire, ou les deux à la fois.
 
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Un Mémorial et une trace indélébile dans la mémoire collective des Siciliens, malheureusement ravivée à chaque nouvel attentat mafieux perpétré dans l’île après le 1er mai 1947. Le Mémorial, réalisé en 1979 et 1980 par le peintre et sculpteur italien contemporain Ettore de Conciliis, est là pour rendre hommage aux victimes et pour dénoncer la terreur que fait régner la mafia. En arrivant sur le site, le parc de stationnement étant en contre-bas, nous voyons des mégalithes levés comme sur les lieux de culte celtes. L’artiste a voulu sacraliser le lieu du massacre en le laissant ouvert sur le paysage. Ainsi, la mémoire reste en prise avec la nature, aucun monument à caractère religieux ou groupe de statues ne venant l’enfermer. Le terrain est légèrement en pente, herbeux et pierreux, délimité par un muret en pierre sèche qui dessine un grand cercle. 
 
 
 
Au centre, comme une blessure pérenne infligée à la terre, dans l’axe du tir meurtrier venu de la montagne attenante, court un muret en pierre sèche flanqué d’une draille (trazzera en sicilien). Long d’environ quarante mètres, il partage le terrain en deux parties à peu près égales. A gauche, quelques marches en pierre mènent à une terrasse tandis qu’à droite la pente est continue. De part et d’autre du muret, sur environ un kilomètre carré, où sont tombées les victimes du massacre, se dressent de grands mégalithes de deux à six mètres de haut qui ont été dégagés de la roche calcaire locale. L’un d’eux se nomme le "rocher de Nicola Barbato", d’où le célèbre médecin psychiatre et politicien socialiste d’origine albanaise haranguait la foule. 
 
Des pierres couchées symbolisent les corps tombés, reproduisant des formes humaines et animales. Sur deux mégalithes sont gravés en lettres rouge sang les noms des victimes et un poème. Un nouveau mégalithe devrait être installé, où sera inscrit un poème albanais en mémoire de la minorité ethnolinguistique touchée par le massacre. 
Mis en perspective, l’association Libera Terra-Centopassi et le Mémorial de Portella della Ginestra montrent le chemin parcouru dans les mentalités depuis le massacre du 1er mai 1947. Le mouvement Libera constitue une forme de réparation et rend hommage à toutes les victimes de la mafia, Falcone, Borsellino, dalla Chiesa, Peppino et tant d’autres encore. Ce sont des lieux de mémoire selon le concept historique développé par Pierre Nora et ses collaborateurs dans l’ouvrage "Les Lieux de Mémoire" paru entre 1984 et 1992. (1)
Le jour où nous sommes allés au Mémorial, c’était après la visite du vignoble Centopassi et de l’agritourisme Portella della Ginestra. Une belle fin d’après-midi, le site était baigné d’une douce lumière rasante.
Nous étions seuls, et seul le chant des oiseaux rompait le silence de cette fin de journée. 
Nous y sommes retournés le lendemain, en milieu d’après-midi cette fois, après avoir randonné de la Piana degli Albanesi jusqu’à la cime de la Pizzuta, le temps de faire quelques photos des mégalithes, pour ne pas oublier.

Andrée Houmard-Letendre, avril 2017



(1) "Un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit ". Les lieux de mémoire se réfèrent à l’histoire collective.



 
 
 
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